Le
vingt-six juin, après une série de jours nuageux et frais, la canicule arriva.
Pendant cette période les rues se vidaient de monde et se remplissaient de
vieux journaux et de sacs en plastique. Depuis son balcon, Vicente regardait
passer des chiens errants qui, au ras des murs, ne s’arrêtaient que pour laper
quelque traînée d’eau sale. Il entrevoyait la Garonne, à l’horizon lointain,
telle une cicatrice noire sous l’éclat blessant du soleil. L’air était lourd
comme s’il annonçait un orage qui n’arrivait jamais. Et la brique rose de
Toulouse prenait un ton affadi et poussiéreux qu’on aurait dit irrémédiable,
éternel.
Ses collègues pensaient qu’étant
sud-américain, Vicente venait du soleil et des tropiques. Il se contentait de
sourire quand l’un d’entre eux, ayant remarqué qu’il supportait mal la chaleur,
se montrait étonné. Jamais au cours de son existence il n’avait eu aussi chaud
qu’en Europe. Il regrettait les jours pluvieux et les jours ensoleillés de
l’hiver à La Paz, car ils étaient aussi paisibles que tempérés. Ici, en
revanche, la météo, d’une humeur tyrannique, glissait sans cesse d’un excès à
l’autre. Et le pire c’était la canicule. Pendant quatre, cinq jours, voire dans
le pire des cas une semaine, on se retrouvait plongé dans cette fournaise impitoyable,
irrationnelle.
Nuit et jour, Vicente avait
l’habitude de ne pas descendre entièrement les persiennes en PVC de son petit
appartement, afin de laisser entrer l’air par les fentes. Comme il n’avait pas
assez d’argent pour s’offrir un climatiseur, il avait acheté plusieurs
ventilateurs qu’il faisait tourner en même temps. Il prenait une douche froide
juste avant de se coucher et remplissait une carafe d’eau glacée, qu’il posait
sur sa table de chevet. Enfin, il couvrait son oreiller d’une serviette
saupoudrée de talc, car Vicente transpirait beaucoup l’été.
Mais cette canicule était différente.
D’ailleurs, comme si elle eût voulu se distinguer, elle était en avance. Cela
faisait six ans qu’il vivait en Europe et il n’avait jamais rien vu de
semblable. Sans faire de détour, on passait aux choses sérieuses. Il en fut
conscient dès le premier jour lorsque, sortant du supermarché à neuf heures et
demie du matin, il se sentit écrasé par l’atmosphère et aveuglé par la lumière
comme si c’était midi. Cette sensation, se dit-il, était due au contraste avec
l’air climatisé du supermarché. Pourtant, après deux jours de douches froides,
cette sensation accablante n’avait fait qu’empirer. À présent, les ventilateurs
brassaient une atmosphère empoisonnée, chargée d’une humidité sylvestre, qui le
brûlait. Vicente avait fini par les éteindre tous, et il n’était resté que
l’immense silence des jours de canicule.
Il vit la première mouche au sortir d’une
nuit d’insomnie où, les yeux brûlants et la peau collante, il se leva une
énième fois pour remplir sa carafe d’eau. Alors qu’il fermait le robinet dans
la cuisine, il entendit un bourdonnement aussi furieux que désespéré. Il leva
les yeux et vit face à lui un petit point noir qui remuait comme s’il luttait
dans une fente des volets. L’été, il avait connu de mauvaises expériences avec
les mouches. La chaleur les excitait et on aurait dit qu’elle les multipliait.
De plus, il y avait un dépotoir à cinquante mètres de son immeuble, appartenant
à un restaurant vietnamien, qui attirait les mouches et faisait croître leur
nombre dans ce pâté de maisons. Il regarda la mouche coincée dans la fente des
volets et, instinctivement, il leva un doigt pour l’écraser. Celle-ci
s’esquiva. Ce n’était qu’une mouche, une nuit d’été. Celle du vingt-neuf
juin.
Le lendemain il vit les autres. Sans doute
s’étaient-elles introduites par les maudites fentes des persiennes. Il les
ferma l’une après l’autre, mais laissa les fenêtres ouvertes. Deux heures plus
tard, il se sentit au bord de l’asphyxie. Il se brûla la main en touchant l’une
des lamelles en PVC. Il avait besoin d’air, même si c’était cet air
parcimonieux qui filtrait par les fentes. Aussi rouvrit-il les persiennes avec le
plus grand soin : elles devaient à la fois laisser passer l’air et
empêcher les intrusions désagréables. C’était difficile. Il était hébété. Ayant
senti une amélioration grâce au renouvellement de l’air, il s’allongea sur le
canapé et regarda la télé. Des images d’un plateau au bord d’une plage. De
corps sculpturaux en train de jouer au Beach-Volley.
D’une eau éclatante à perte de vue. Il se demanda comment faisaient les gens
qui travaillaient à cette période de l’année, c’est-à-dire presque tout le
monde. Sans doute il n’y avait que les professeurs comme lui qui, étant en
vacances, pouvaient se permettre de rester chez eux en pleine canicule. Il
pensa à Pauline. Il ne l’avait pas vue depuis ce jour fatidique. C’était
logique, car il la croisait dans le hall d’entrée de l’immeuble, dans
l’ascenseur ou sur le chemin qui menait à la pharmacie, et, depuis le vingt-six
juin, il était resté enfermé chez lui. Il eut l’idée de guetter son arrivée et
l’inviter à dîner chez lui, mais encore une fois il se ravisa. Ce n’était pas
le bon moment.
Il mangea tout seul. Alors qu’il sortait des
toilettes, il vit sur son assiette le melon couvert de mouches. Il était coupé
en quatre morceaux, à présent tout à fait noirs, qu’il n’avait pas eu le temps
de goûter. Il prit l’assiette et jeta son dessert à la poubelle. Il vit les
mouches rester tout le temps sur le melon, comme si elles s’accrochaient à sa
fraîcheur, même si cela pouvait leur coûter la vie. Elles n’étaient pas
immobiles mais actives, et remuaient tous leurs petits membres. Il noua le sac
en plastique puis le rangea dans le réduit à côté de la cuisine, qu’il
utilisait comme débarras. Dès que la canicule serait passée, il descendrait le
sac dans la rue.
Cet après-midi-là, pendant la torpeur de la
sieste, Vicente entendit un bourdonnement incessant qui venait du débarras, et
il regretta vaguement de ne pas avoir tué les insectes. Mais comment aurait-il
pu tuer tout seul autant de mouches ?
Vers cinq heures, au plus fort de la chaleur,
on frappa à la porte. Il ouvrit. Face à lui se tenait la vieille dame qui
habitait au 30 B. De petite taille, trapue, elle avait encore quelques cheveux
noirs clairsemés sur son crâne blanchâtre. À ce moment-là, son visage était
plus pâle que d’habitude, elle tordait ses mains noueuses et ne portait qu’une
chemise de nuit.
–
Monsieur, mon mari a eu une attaque, dit-elle d’une voix
nasillarde, que Vicente eut du mal à comprendre.
Il sentit que l’air du couloir envahissait
son appartement. Le tapis du couloir dégageait comme un nuage de vapeur moisie
qui était visible à la lumière du néon clignotant au plafond. À sa surprise,
Madame Lavallé entra chez lui et s’y déplaça d’un pas assuré. Elle trouva enfin
le téléphone sans fil sur le canapé et le porta à l’oreille :
–
Merde, dit-elle. Ici non plus, ça ne marche pas.
Puis elle lui demanda d’aller voir son époux.
–
Il va mourir, dit-elle.
Vicente sortit de chez lui et se dirigea vers
l’autre bout du palier. Tandis qu’il poussait la porte du 30 B, il réalisa que
la vieille dame ne le suivait pas, et aussitôt il en comprit la raison. Dans
cet appartement infernal, il faisait encore plus chaud que dans le couloir.
Peut-être même encore plus chaud qu’à l’extérieur. On avait tiré les rideaux – des
tissus légers aux couleurs froides – mais les fenêtres brillaient telles que la
vitre d’un four. Le vieillard était étendu sur un fauteuil, la bouche
entrouverte et les bras sur ses jambes. Une sueur épaisse, qui couvrait son
visage de petits éclats blancs, mouillait son menton et le col de sa chemise.
Vicente se demanda s’il était mort. Il ne voulut pas le toucher. Il pensa à son
portable. Un appel. Voilà ce qu’il devait faire. Une ambulance viendrait et on
s’occuperait de tout. Sans perdre de temps, il sortit son portable et appela
les sapeurs pompiers.
Quand il regagna le couloir, il sentit une
légère baisse de la température. Presque soulagé, il se dit que, chez lui, il
ferait encore moins chaud. Il tourna la poignée de sa porte. En vain. Il frappa
de la paume de sa main et appela la vieille dame avec retenue. Personne ne
répondait. Il entendait couler l’eau de la douche derrière les murs. Il s’assit
sur la moquette. Elle était humide et dégageait une odeur de moisissure. Un
quart d’heure plus tard, il entendit qu’on fermait le robinet de douche, puis
des pas lents et mouillés derrière la porte. Il se releva d’un bond et colla
son oreille contre celle-ci.
–
Madame Lavallé, ouvrez-moi, s’il vous plaît, dit-il. La
porte s’est refermée par accident.
Un silence. Puis il entendit :
–
Est-ce que vous avez appelé le SAMU, Monsieur Gomèze?
C’est ainsi que la vieille prononçait son
nom.
–
Oui, Madame, répondit-il. Ils seront là dans quelques
minutes.
–
Alors, vous connaissez déjà mon appartement, dit la
vieille avec un soupir. Pauvre
Bernard.
–
Dans le couloir il ne fait pas froid non plus, dit-il.
Ouvrez cette porte, s’il vous plaît, Madame Lavallé.
Silence. Les pas s’éloignèrent de la porte.
On aurait dit que la vieille était sur le canapé de Vicente quand elle
dit :
–
Je vous en prie, ne m’obligez pas à rentrer chez
moi.
–
Mais non, voyons, dit-il. Vous pouvez rester chez moi
tout le temps qu’il faudra. Seulement,
laissez-moi entrer.
Elle dit en bâillant :
–
Je ne vous crois pas. Et maintenant, Monsieur, j’ai
besoin de repos.
Avant
de pouvoir réagir, Vicente entendit une sirène, ensuite la porte d’en bas qui
s’ouvrait, puis un fort bruit de pas pressés qui montaient les escaliers. Les pompiers
sortirent le corps sur une civière et descendirent par l’ascenseur. Monsieur
Lavallé portait un masque d’oxygène : il était vivant. L’opérateur des
appels d’urgence avait déjà noté les noms et les coordonnées du vieux couple
qui habitait au 30 B ; ainsi, les brancardiers s’en allèrent sans se
retourner. Il se dit que, au plus fort de la canicule, ils devaient être
dépassés. Il fut pris d’un léger malaise, s’assit sur la moquette et s’adossa
au mur. Il ferma les yeux et respira profondément. Il devait prendre les choses
en douceur. Il céda petit à petit à l’assoupissement.
Il
fut réveillé par la chaleur. Combien de temps était-il resté là, à
dormir ? Il était trempé de sueur. On entendit le bruit de talons qui
montaient les escaliers. Peu après, Pauline apparut sur le palier. Elle avait
les cheveux blonds tombant sur les épaules – on aurait dit qu’elle venait de
les couper – et un petit sac à la main. Vicente
lui fit la bise et sentit la fraîcheur de sa peau. Elle le regarda en
l’interrogeant de ses grands yeux noirs. Quand Vicente lui raconta ce qui
s’était passé avec le vieillard et comment Madame Lavallé s’était enfermée chez
lui, elle eut l’air agréablement surprise par sa générosité.
–
Pauvre chou, dit-elle. Tu as mauvaise mine. Tu veux venir
chez moi ? J’ai
la clim.
C’était
la première fois qu’elle l’invitait chez elle. Un jour, ils avaient pris un
verre sur la terrasse du bar qui était sur le chemin de sa pharmacie, voilà
tout. Au milieu du couloir suffocant, Pauline brillait comme une oasis.
À
peine était-il entré, que l’air frais le soulagea. Il se regarda dans la glace
du séjour : il était pâle et en sueur, les cheveux collés au crâne. Pauline le
dévisagea.
–
Tu es sûr que ça va ? demanda-t-elle. Tu devrais
peut-être te rafraîchir.
Puis
elle lui prêta une serviette, lui proposa de prendre une douche et de faire
comme chez lui. Il ne se fit pas prier. Alors qu’il sortait de la douche il
trouva, près du lavabo, un tee-shirt propre, bien plié, avec un smiley imprimé dessus.
Ils
mangèrent une salade César sur le bar américain, qui séparait la cuisine du
séjour. Il était neuf heures. La nuit tombait. Il lui raconta encore une fois
ce qui s’était passé avec le vieillard et dit que la dame devait être toujours
enfermée chez lui. Elle répondit qu’elle connaissait la dame.
–
Elle s’appelle Lucie. Je crois qu’elle est gâteuse, la
pauvre.
–
Qu’est-ce que je dois faire ? lui demanda-t-il.
–
Pauvre chou, dit-elle, puis elle rit. Si Lucie apprend
que j’ai la clim, elle n’hésitera pas à squatter ici.
On
entendit alors une rumeur d’eau à l’étage du dessus.
–
Elle prend encore une douche, dit Vicente. La pauvre, si
elle savait comme on est bien ici. Et il fit un clin d’œil à Pauline.
« Cette
vieille folle est en train de gaspiller l’eau », pensa-t-il. Puis il
promena son regard dans le séjour. Les fenêtres avaient des moustiquaires.
–
Tu ne te prives de rien, dit-il en les pointant du doigt.
Pauline
coupa deux tranches de la pastèque qu’elle venait de sortir du réfrigérateur.
Elle sourit.
–
C’est vrai, mais ce n’est pas à cause des moustiques,
dit-elle en servant le fruit. Vicente devina la suite. Les mouches cherchent à
se mettre au frais, tu l’as remarqué ?
On
aurait dit qu’elle était sur le point d’ajouter quelque chose. Il chercha son
regard. Elle s’assit en baissant les yeux puis, comme si elle racontait un
secret honteux, elle dit :
–
J’ai un problème avec les mouches. Je ne les supporte pas.
Il
ne dit rien. Il jugea préférable de ne pas aborder le sujet. Ils finirent la
pastèque et burent en silence quelques verres de rosé. Par la fenêtre, on
voyait l’éclairage urbain embraser la nuit. Une fois la bouteille vide, elle
lui demanda l’heure. Il était onze heures. Ils échangèrent un regard et rirent.
Pauline lui dit qu’elle ne travaillait pas le lendemain – une collègue la
remplaçait à la pharmacie – et elle lui proposa de rester. De plus, elle se
doutait que Madame Lavallé quitterait l’appartement le matin. Elle avait vu à
la télé que les températures seraient en baisse.
–
Pauvre Lucie, elle est un peu folle, dit-elle. Mais elle
est gentille. Dès qu’elle se sentira mieux…
Il
accepta tout en s’excusant pour le dérangement.
–
C’est normal, dit-elle, puis elle bâilla.
Elle
sortit d’un placard des draps propres, soigneusement pliés, et les lui tendit.
–
Tu vas aimer mon canapé, lui dit-elle, un sourire aux
lèvres.
Puis
elle se retourna, se dirigea vers sa chambre et éteignit la lumière du couloir.
Dans le noir, couché sur le canapé, Vicente entendit encore la rumeur de l’eau
à l’étage du dessus. Était-ce possible ? Non, ce n’était pas la vieille.
Qui prend des douches des heures durant ? Il s’agissait, sans doute, du bruit de
la tuyauterie. Comme ses voisins utilisaient leurs douches à tout moment depuis
le jour fatidique, les tuyaux ne cessaient de faire ce ronronnement métallique
dans les murs de son appartement. Simplement, il ne l’avait jamais entendu d’en
bas. Voilà tout. Et Pauline était sans doute la seule dans l’immeuble qui n’avait
pas besoin de prendre des douches froides pour se rafraîchir.
Quand
il se réveilla, il ne put croire en sa chance. Si les prévisions de la météo
étaient bonnes, il venait de passer le pire après-midi et la pire nuit de la
canicule dans un appartement où il faisait à peine vingt-trois degrés. Pas
n’importe lequel, d’ailleurs, mais celui d’une belle femme, qu’il n’avait pas
jusqu’à ce jour vraiment approchée, à cause de sa timidité. Cela faisait un
certain temps qu’il connaissait Pauline, et il l’avait invitée à boire un coup
à l’occasion, mais il n’avait jamais rien osé de plus. Il avait vu défiler ses
copains dans l’immeuble, mais il ne lui avait jamais rien demandé sur sa vie
privée. Il ne voulait pas lui envoyer un message erroné sur ses intentions en
devenant son confident. Ils ressentaient une attirance l’un pour l’autre, il en
était sûr, avec les mois une certaine tension s’était développée entre eux, et
ce jour-là Pauline lui avait dit deux fois « pauvre chou » avec une
tendresse érotique. Ceci dit, Pauline était l’une de ces femmes qui attendent,
qui exigent même implicitement que ce soit l’homme qui fasse le grand saut. En
prenant son courage à deux mains, il se dit qu’il le ferait aujourd’hui. Passé
un certain temps, les chances qu’un homme et une femme deviennent plus qu’amis
se trouvent réduites et éventuellement s’évanouissent. Il se dit qu’il n’aurait
plus jamais une occasion comme celle-ci.
Il songeait à ces choses-là tandis
que la lumière matinale inondait le séjour. Il était neuf heures et demie quand
Pauline entra pieds nus, elle portait un short et un tee-shirt blanc. Ses
jambes sveltes, couleur abricot, disparurent derrière le bar américain.
Alors
qu’ils prenaient le petit déjeuner en bavardant de temps en temps, Vicente se
prépara mentalement au pas qu’il devait faire. Il se dit que c’était comme
s’ils formaient déjà un couple. Il aida Pauline à ramasser les verres et les
assiettes et à les ranger dans le lave-vaisselle. Ensuite, ils sortirent dans
le balcon et sentirent une brise presque douce, de bon augure. Elle le regarda
avec un sourire dans les yeux. « Elle est encore plus belle le matin »,
pensa-t-il. Soudain, son expression changea et elle eut un mouvement de recul.
Il ne savait pas comment réagir. Elle le dévisagea d’un air aussi dégoûté
qu’impatient. Il sentit un léger chatouillement sur l’avant-bras, qu’il remua brusquement.
La mouche s’envola.
Pauline
entra. Il la suivit.
–
Excuse-moi, dit-elle. Ça te dérangerait de te laver ?
Elle
se grattait le bras.
–
Je
suis vraiment désolée.
Il
entra dans la salle de bains et se nettoya l’avant bras avec de l’eau et du
savon. « Personne n’est parfait », pensa-t-il.
– Dis-moi, il vient de chez toi, ce
bruit ?
Il
se retourna. Elle était sur le seuil. C’était vrai, le même bruit que la veille
se faisait entendre. Ce ronronnement métallique à l’étage du dessus. Mais à
présent on l’entendait davantage.
Il
était onze heures lorsqu’ils montèrent ensemble les escaliers. Ils arrivèrent à
la porte et comprirent que, de l’autre côté, quelque chose ne tournait pas
rond. Il était évident que la rumeur provenait de chez lui. Il saisit la
poignée de la porte, s’assura qu’elle était bien fermée et soupira.
–
Elle a dû laisser un robinet ouvert, murmura-t-il.
–
Ah non, dit-elle en fronçant les sourcils. Ça commence à
bien faire. Cette
bonne femme va inonder l’immeuble.
Il
se rappela que sa porte n’avait pas de verrou. Quelquefois, il avait dû forcer
la poignée pour fermer. Il aurait préféré trouver une autre solution. À la
troisième charge, la porte céda.
Plongé
dans la pénombre, le séjour était tel qu’il l’avait laissé le jour précédent,
mais il fut frappé par l’odeur. Une puanteur de fruits pourris inondait tout.
Il en eut honte. Pauline se pinça le nez et, remarquant son trouble, elle
sourit comme si elle voulait le rassurer. Mais il n’en était pas sûr. Peut-être
qu’ainsi cachait-elle du dégoût. C’était la première fois qu’elle entrait chez
lui, elle découvrait tout ce qu’elle voyait et sentait, et sans doute elle
l’attribuait à celui qui habitait là-bas plutôt qu’à celle qui squattait
l’appartement depuis quelques heures. Il ressentit de l’appréhension.
La
porte du débarras, à côté de la cuisine, était entrouverte. Il s’imagina le sac
poubelle déchiré et son contenu éparpillé autour.
–
Madame Lavallé
? appela-t-il.
La
rumeur provenait du fond du couloir. Ils se dirigèrent vers sa chambre. Vicente
aurait aimé avoir le courage de demander à Pauline de rester dans le séjour. À
chacun de ses pas, sa honte s’intensifiait. Mais Pauline semblait déterminée à
l’accompagner.
Ils
atteignirent la porte de sa chambre, qui était entrouverte. On ne voyait qu’une
chemise de nuit au pied du lit. La puanteur était étouffante. Vicente s’arrêta.
En un éclair, il comprit à quoi correspondaient cette odeur et ce bruit qu’il
avait entendu la nuit précédente. Il se retourna, Pauline le dévisagea. Ses
yeux, qui lui semblèrent plus grands et noirs, lui demandaient de faire preuve
de courage. Il le sait à présent, et reste immobile face à la porte
entrouverte, comme s’il voyait déjà sur les draps ce corps petit et trapu,
puis, le couvrant tel un linceul, des dizaines, des centaines, faisant ce bruit
de ruche, ce ronronnement insomniaque, comme si elles digéraient sans trêve. Il
est pris de nausées. La peur l’envahit. Il ne doit pas, il ne peut pas entrer
avec elle. Cela l’éloignerait à jamais. Il cherche un prétexte pour rebrousser
chemin quand Pauline – hors de portée – étend son bras et pousse la porte.
Guillermo Ruiz Plaza, Ombres d'été, Éditions Édite-moi, 2015
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