jueves, 14 de mayo de 2015

"Ombres d'été" (nouvelle)



Le vingt-six juin, après une série de jours nuageux et frais, la canicule arriva. Pendant cette période les rues se vidaient de monde et se remplissaient de vieux journaux et de sacs en plastique. Depuis son balcon, Vicente regardait passer des chiens errants qui, au ras des murs, ne s’arrêtaient que pour laper quelque traînée d’eau sale. Il entrevoyait la Garonne, à l’horizon lointain, telle une cicatrice noire sous l’éclat blessant du soleil. L’air était lourd comme s’il annonçait un orage qui n’arrivait jamais. Et la brique rose de Toulouse prenait un ton affadi et poussiéreux qu’on aurait dit irrémédiable, éternel.
            Ses collègues pensaient qu’étant sud-américain, Vicente venait du soleil et des tropiques. Il se contentait de sourire quand l’un d’entre eux, ayant remarqué qu’il supportait mal la chaleur, se montrait étonné. Jamais au cours de son existence il n’avait eu aussi chaud qu’en Europe. Il regrettait les jours pluvieux et les jours ensoleillés de l’hiver à La Paz, car ils étaient aussi paisibles que tempérés. Ici, en revanche, la météo, d’une humeur tyrannique, glissait sans cesse d’un excès à l’autre. Et le pire c’était la canicule. Pendant quatre, cinq jours, voire dans le pire des cas une semaine, on se retrouvait plongé dans cette fournaise impitoyable, irrationnelle.
            Nuit et jour, Vicente avait l’habitude de ne pas descendre entièrement les persiennes en PVC de son petit appartement, afin de laisser entrer l’air par les fentes. Comme il n’avait pas assez d’argent pour s’offrir un climatiseur, il avait acheté plusieurs ventilateurs qu’il faisait tourner en même temps. Il prenait une douche froide juste avant de se coucher et remplissait une carafe d’eau glacée, qu’il posait sur sa table de chevet. Enfin, il couvrait son oreiller d’une serviette saupoudrée de talc, car Vicente transpirait beaucoup l’été.     
Mais cette canicule était différente. D’ailleurs, comme si elle eût voulu se distinguer, elle était en avance. Cela faisait six ans qu’il vivait en Europe et il n’avait jamais rien vu de semblable. Sans faire de détour, on passait aux choses sérieuses. Il en fut conscient dès le premier jour lorsque, sortant du supermarché à neuf heures et demie du matin, il se sentit écrasé par l’atmosphère et aveuglé par la lumière comme si c’était midi. Cette sensation, se dit-il, était due au contraste avec l’air climatisé du supermarché. Pourtant, après deux jours de douches froides, cette sensation accablante n’avait fait qu’empirer. À présent, les ventilateurs brassaient une atmosphère empoisonnée, chargée d’une humidité sylvestre, qui le brûlait. Vicente avait fini par les éteindre tous, et il n’était resté que l’immense silence des jours de canicule.
Il vit la première mouche au sortir d’une nuit d’insomnie où, les yeux brûlants et la peau collante, il se leva une énième fois pour remplir sa carafe d’eau. Alors qu’il fermait le robinet dans la cuisine, il entendit un bourdonnement aussi furieux que désespéré. Il leva les yeux et vit face à lui un petit point noir qui remuait comme s’il luttait dans une fente des volets. L’été, il avait connu de mauvaises expériences avec les mouches. La chaleur les excitait et on aurait dit qu’elle les multipliait. De plus, il y avait un dépotoir à cinquante mètres de son immeuble, appartenant à un restaurant vietnamien, qui attirait les mouches et faisait croître leur nombre dans ce pâté de maisons. Il regarda la mouche coincée dans la fente des volets et, instinctivement, il leva un doigt pour l’écraser. Celle-ci s’esquiva. Ce n’était qu’une mouche, une nuit d’été. Celle du vingt-neuf juin.  
Le lendemain il vit les autres. Sans doute s’étaient-elles introduites par les maudites fentes des persiennes. Il les ferma l’une après l’autre, mais laissa les fenêtres ouvertes. Deux heures plus tard, il se sentit au bord de l’asphyxie. Il se brûla la main en touchant l’une des lamelles en PVC. Il avait besoin d’air, même si c’était cet air parcimonieux qui filtrait par les fentes. Aussi rouvrit-il les persiennes avec le plus grand soin : elles devaient à la fois laisser passer l’air et empêcher les intrusions désagréables. C’était difficile. Il était hébété. Ayant senti une amélioration grâce au renouvellement de l’air, il s’allongea sur le canapé et regarda la télé. Des images d’un plateau au bord d’une plage. De corps sculpturaux en train de jouer au Beach-Volley. D’une eau éclatante à perte de vue. Il se demanda comment faisaient les gens qui travaillaient à cette période de l’année, c’est-à-dire presque tout le monde. Sans doute il n’y avait que les professeurs comme lui qui, étant en vacances, pouvaient se permettre de rester chez eux en pleine canicule. Il pensa à Pauline. Il ne l’avait pas vue depuis ce jour fatidique. C’était logique, car il la croisait dans le hall d’entrée de l’immeuble, dans l’ascenseur ou sur le chemin qui menait à la pharmacie, et, depuis le vingt-six juin, il était resté enfermé chez lui. Il eut l’idée de guetter son arrivée et l’inviter à dîner chez lui, mais encore une fois il se ravisa. Ce n’était pas le bon moment.            
Il mangea tout seul. Alors qu’il sortait des toilettes, il vit sur son assiette le melon couvert de mouches. Il était coupé en quatre morceaux, à présent tout à fait noirs, qu’il n’avait pas eu le temps de goûter. Il prit l’assiette et jeta son dessert à la poubelle. Il vit les mouches rester tout le temps sur le melon, comme si elles s’accrochaient à sa fraîcheur, même si cela pouvait leur coûter la vie. Elles n’étaient pas immobiles mais actives, et remuaient tous leurs petits membres. Il noua le sac en plastique puis le rangea dans le réduit à côté de la cuisine, qu’il utilisait comme débarras. Dès que la canicule serait passée, il descendrait le sac dans la rue.            
Cet après-midi-là, pendant la torpeur de la sieste, Vicente entendit un bourdonnement incessant qui venait du débarras, et il regretta vaguement de ne pas avoir tué les insectes. Mais comment aurait-il pu tuer tout seul autant de mouches ?
Vers cinq heures, au plus fort de la chaleur, on frappa à la porte. Il ouvrit. Face à lui se tenait la vieille dame qui habitait au 30 B. De petite taille, trapue, elle avait encore quelques cheveux noirs clairsemés sur son crâne blanchâtre. À ce moment-là, son visage était plus pâle que d’habitude, elle tordait ses mains noueuses et ne portait qu’une chemise de nuit. 
     Monsieur, mon mari a eu une attaque, dit-elle d’une voix nasillarde, que Vicente eut du mal à comprendre.
Il sentit que l’air du couloir envahissait son appartement. Le tapis du couloir dégageait comme un nuage de vapeur moisie qui était visible à la lumière du néon clignotant au plafond. À sa surprise, Madame Lavallé entra chez lui et s’y déplaça d’un pas assuré. Elle trouva enfin le téléphone sans fil sur le canapé et le porta à l’oreille :
     Merde, dit-elle. Ici non plus, ça ne marche pas. 
Puis elle lui demanda d’aller voir son époux.
     Il va mourir, dit-elle.
Vicente sortit de chez lui et se dirigea vers l’autre bout du palier. Tandis qu’il poussait la porte du 30 B, il réalisa que la vieille dame ne le suivait pas, et aussitôt il en comprit la raison. Dans cet appartement infernal, il faisait encore plus chaud que dans le couloir. Peut-être même encore plus chaud qu’à l’extérieur. On avait tiré les rideaux – des tissus légers aux couleurs froides – mais les fenêtres brillaient telles que la vitre d’un four. Le vieillard était étendu sur un fauteuil, la bouche entrouverte et les bras sur ses jambes. Une sueur épaisse, qui couvrait son visage de petits éclats blancs, mouillait son menton et le col de sa chemise. Vicente se demanda s’il était mort. Il ne voulut pas le toucher. Il pensa à son portable. Un appel. Voilà ce qu’il devait faire. Une ambulance viendrait et on s’occuperait de tout. Sans perdre de temps, il sortit son portable et appela les sapeurs pompiers. 
Quand il regagna le couloir, il sentit une légère baisse de la température. Presque soulagé, il se dit que, chez lui, il ferait encore moins chaud. Il tourna la poignée de sa porte. En vain. Il frappa de la paume de sa main et appela la vieille dame avec retenue. Personne ne répondait. Il entendait couler l’eau de la douche derrière les murs. Il s’assit sur la moquette. Elle était humide et dégageait une odeur de moisissure. Un quart d’heure plus tard, il entendit qu’on fermait le robinet de douche, puis des pas lents et mouillés derrière la porte. Il se releva d’un bond et colla son oreille contre celle-ci.
     Madame Lavallé, ouvrez-moi, s’il vous plaît, dit-il. La porte s’est refermée par accident. 
Un silence. Puis il entendit :
     Est-ce que vous avez appelé le SAMU, Monsieur Gomèze?
C’est ainsi que la vieille prononçait son nom.
     Oui, Madame, répondit-il. Ils seront là dans quelques minutes.
     Alors, vous connaissez déjà mon appartement, dit la vieille avec un soupir. Pauvre Bernard.    
     Dans le couloir il ne fait pas froid non plus, dit-il. Ouvrez cette porte, s’il vous plaît, Madame Lavallé.
Silence. Les pas s’éloignèrent de la porte. On aurait dit que la vieille était sur le canapé de Vicente quand elle dit :
     Je vous en prie, ne m’obligez pas à rentrer chez moi. 
     Mais non, voyons, dit-il. Vous pouvez rester chez moi tout le temps qu’il faudra. Seulement, laissez-moi entrer.
Elle dit en bâillant :
     Je ne vous crois pas. Et maintenant, Monsieur, j’ai besoin de repos. 
Avant de pouvoir réagir, Vicente entendit une sirène, ensuite la porte d’en bas qui s’ouvrait, puis un fort bruit de pas pressés qui montaient les escaliers. Les pompiers sortirent le corps sur une civière et descendirent par l’ascenseur. Monsieur Lavallé portait un masque d’oxygène : il était vivant. L’opérateur des appels d’urgence avait déjà noté les noms et les coordonnées du vieux couple qui habitait au 30 B ; ainsi, les brancardiers s’en allèrent sans se retourner. Il se dit que, au plus fort de la canicule, ils devaient être dépassés. Il fut pris d’un léger malaise, s’assit sur la moquette et s’adossa au mur. Il ferma les yeux et respira profondément. Il devait prendre les choses en douceur. Il céda petit à petit à l’assoupissement.




Il fut réveillé par la chaleur. Combien de temps était-il resté là, à dormir ? Il était trempé de sueur. On entendit le bruit de talons qui montaient les escaliers. Peu après, Pauline apparut sur le palier. Elle avait les cheveux blonds tombant sur les épaules – on aurait dit qu’elle venait de les couper – et un petit sac à la main.  Vicente lui fit la bise et sentit la fraîcheur de sa peau. Elle le regarda en l’interrogeant de ses grands yeux noirs. Quand Vicente lui raconta ce qui s’était passé avec le vieillard et comment Madame Lavallé s’était enfermée chez lui, elle eut l’air agréablement surprise par sa générosité.
     Pauvre chou, dit-elle. Tu as mauvaise mine. Tu veux venir chez moi ? J’ai la clim.
C’était la première fois qu’elle l’invitait chez elle. Un jour, ils avaient pris un verre sur la terrasse du bar qui était sur le chemin de sa pharmacie, voilà tout. Au milieu du couloir suffocant, Pauline brillait comme une oasis.
À peine était-il entré, que l’air frais le soulagea. Il se regarda dans la glace du séjour : il était pâle et en sueur, les cheveux collés au crâne. Pauline le dévisagea.
     Tu es sûr que ça va ? demanda-t-elle. Tu devrais peut-être te rafraîchir. 
Puis elle lui prêta une serviette, lui proposa de prendre une douche et de faire comme chez lui. Il ne se fit pas prier. Alors qu’il sortait de la douche il trouva, près du lavabo, un tee-shirt propre, bien plié, avec un smiley imprimé dessus.
Ils mangèrent une salade César sur le bar américain, qui séparait la cuisine du séjour. Il était neuf heures. La nuit tombait. Il lui raconta encore une fois ce qui s’était passé avec le vieillard et dit que la dame devait être toujours enfermée chez lui. Elle répondit qu’elle connaissait la dame.
     Elle s’appelle Lucie. Je crois qu’elle est gâteuse, la pauvre.
     Qu’est-ce que je dois faire ? lui demanda-t-il.
     Pauvre chou, dit-elle, puis elle rit. Si Lucie apprend que j’ai la clim, elle n’hésitera pas à squatter ici.  
On entendit alors une rumeur d’eau à l’étage du dessus.
     Elle prend encore une douche, dit Vicente. La pauvre, si elle savait comme on est bien ici. Et il fit un clin d’œil à Pauline.
« Cette vieille folle est en train de gaspiller l’eau », pensa-t-il. Puis il promena son regard dans le séjour. Les fenêtres avaient des moustiquaires.
     Tu ne te prives de rien, dit-il en les pointant du doigt.
Pauline coupa deux tranches de la pastèque qu’elle venait de sortir du réfrigérateur. Elle sourit.
     C’est vrai, mais ce n’est pas à cause des moustiques, dit-elle en servant le fruit. Vicente devina la suite. Les mouches cherchent à se mettre au frais, tu l’as remarqué ? 
On aurait dit qu’elle était sur le point d’ajouter quelque chose. Il chercha son regard. Elle s’assit en baissant les yeux puis, comme si elle racontait un secret honteux, elle dit :
     J’ai un problème avec les mouches. Je ne les supporte pas.
Il ne dit rien. Il jugea préférable de ne pas aborder le sujet. Ils finirent la pastèque et burent en silence quelques verres de rosé. Par la fenêtre, on voyait l’éclairage urbain embraser la nuit. Une fois la bouteille vide, elle lui demanda l’heure. Il était onze heures. Ils échangèrent un regard et rirent. Pauline lui dit qu’elle ne travaillait pas le lendemain – une collègue la remplaçait à la pharmacie – et elle lui proposa de rester. De plus, elle se doutait que Madame Lavallé quitterait l’appartement le matin. Elle avait vu à la télé que les températures seraient en baisse.
     Pauvre Lucie, elle est un peu folle, dit-elle. Mais elle est gentille. Dès qu’elle se sentira mieux… 
Il accepta tout en s’excusant pour le dérangement.
     C’est normal, dit-elle, puis elle bâilla.
Elle sortit d’un placard des draps propres, soigneusement pliés, et les lui tendit.
     Tu vas aimer mon canapé, lui dit-elle, un sourire aux lèvres.
Puis elle se retourna, se dirigea vers sa chambre et éteignit la lumière du couloir. Dans le noir, couché sur le canapé, Vicente entendit encore la rumeur de l’eau à l’étage du dessus. Était-ce possible ? Non, ce n’était pas la vieille. Qui prend des douches des heures durant ? Il s’agissait, sans doute, du bruit de la tuyauterie. Comme ses voisins utilisaient leurs douches à tout moment depuis le jour fatidique, les tuyaux ne cessaient de faire ce ronronnement métallique dans les murs de son appartement. Simplement, il ne l’avait jamais entendu d’en bas. Voilà tout. Et Pauline était sans doute la seule dans l’immeuble qui n’avait pas besoin de prendre des douches froides pour se rafraîchir.
Quand il se réveilla, il ne put croire en sa chance. Si les prévisions de la météo étaient bonnes, il venait de passer le pire après-midi et la pire nuit de la canicule dans un appartement où il faisait à peine vingt-trois degrés. Pas n’importe lequel, d’ailleurs, mais celui d’une belle femme, qu’il n’avait pas jusqu’à ce jour vraiment approchée, à cause de sa timidité. Cela faisait un certain temps qu’il connaissait Pauline, et il l’avait invitée à boire un coup à l’occasion, mais il n’avait jamais rien osé de plus. Il avait vu défiler ses copains dans l’immeuble, mais il ne lui avait jamais rien demandé sur sa vie privée. Il ne voulait pas lui envoyer un message erroné sur ses intentions en devenant son confident. Ils ressentaient une attirance l’un pour l’autre, il en était sûr, avec les mois une certaine tension s’était développée entre eux, et ce jour-là Pauline lui avait dit deux fois « pauvre chou » avec une tendresse érotique. Ceci dit, Pauline était l’une de ces femmes qui attendent, qui exigent même implicitement que ce soit l’homme qui fasse le grand saut. En prenant son courage à deux mains, il se dit qu’il le ferait aujourd’hui. Passé un certain temps, les chances qu’un homme et une femme deviennent plus qu’amis se trouvent réduites et éventuellement s’évanouissent. Il se dit qu’il n’aurait plus jamais une occasion comme celle-ci.          
            Il songeait à ces choses-là tandis que la lumière matinale inondait le séjour. Il était neuf heures et demie quand Pauline entra pieds nus, elle portait un short et un tee-shirt blanc. Ses jambes sveltes, couleur abricot, disparurent derrière le bar américain. 
Alors qu’ils prenaient le petit déjeuner en bavardant de temps en temps, Vicente se prépara mentalement au pas qu’il devait faire. Il se dit que c’était comme s’ils formaient déjà un couple. Il aida Pauline à ramasser les verres et les assiettes et à les ranger dans le lave-vaisselle. Ensuite, ils sortirent dans le balcon et sentirent une brise presque douce, de bon augure. Elle le regarda avec un sourire dans les yeux. « Elle est encore plus belle le matin », pensa-t-il. Soudain, son expression changea et elle eut un mouvement de recul. Il ne savait pas comment réagir. Elle le dévisagea d’un air aussi dégoûté qu’impatient. Il sentit un léger chatouillement sur l’avant-bras, qu’il remua brusquement. La mouche s’envola.
Pauline entra. Il la suivit.     
     Excuse-moi, dit-elle. Ça te dérangerait de te laver ?
Elle se grattait le bras.
     Je suis vraiment désolée.
Il entra dans la salle de bains et se nettoya l’avant bras avec de l’eau et du savon. « Personne n’est parfait », pensa-t-il.
–  Dis-moi, il vient de chez toi, ce bruit ?
Il se retourna. Elle était sur le seuil. C’était vrai, le même bruit que la veille se faisait entendre. Ce ronronnement métallique à l’étage du dessus. Mais à présent on l’entendait davantage.
Il était onze heures lorsqu’ils montèrent ensemble les escaliers. Ils arrivèrent à la porte et comprirent que, de l’autre côté, quelque chose ne tournait pas rond. Il était évident que la rumeur provenait de chez lui. Il saisit la poignée de la porte, s’assura qu’elle était bien fermée et soupira.
     Elle a dû laisser un robinet ouvert, murmura-t-il.
     Ah non, dit-elle en fronçant les sourcils. Ça commence à bien faire. Cette bonne femme va inonder l’immeuble. 
Il se rappela que sa porte n’avait pas de verrou. Quelquefois, il avait dû forcer la poignée pour fermer. Il aurait préféré trouver une autre solution. À la troisième charge, la porte céda.
Plongé dans la pénombre, le séjour était tel qu’il l’avait laissé le jour précédent, mais il fut frappé par l’odeur. Une puanteur de fruits pourris inondait tout. Il en eut honte. Pauline se pinça le nez et, remarquant son trouble, elle sourit comme si elle voulait le rassurer. Mais il n’en était pas sûr. Peut-être qu’ainsi cachait-elle du dégoût. C’était la première fois qu’elle entrait chez lui, elle découvrait tout ce qu’elle voyait et sentait, et sans doute elle l’attribuait à celui qui habitait là-bas plutôt qu’à celle qui squattait l’appartement depuis quelques heures. Il ressentit de l’appréhension. 
La porte du débarras, à côté de la cuisine, était entrouverte. Il s’imagina le sac poubelle déchiré et son contenu éparpillé autour.
     Madame Lavallé ? appela-t-il.
La rumeur provenait du fond du couloir. Ils se dirigèrent vers sa chambre. Vicente aurait aimé avoir le courage de demander à Pauline de rester dans le séjour. À chacun de ses pas, sa honte s’intensifiait. Mais Pauline semblait déterminée à l’accompagner.   
Ils atteignirent la porte de sa chambre, qui était entrouverte. On ne voyait qu’une chemise de nuit au pied du lit. La puanteur était étouffante. Vicente s’arrêta. En un éclair, il comprit à quoi correspondaient cette odeur et ce bruit qu’il avait entendu la nuit précédente. Il se retourna, Pauline le dévisagea. Ses yeux, qui lui semblèrent plus grands et noirs, lui demandaient de faire preuve de courage. Il le sait à présent, et reste immobile face à la porte entrouverte, comme s’il voyait déjà sur les draps ce corps petit et trapu, puis, le couvrant tel un linceul, des dizaines, des centaines, faisant ce bruit de ruche, ce ronronnement insomniaque, comme si elles digéraient sans trêve. Il est pris de nausées. La peur l’envahit. Il ne doit pas, il ne peut pas entrer avec elle. Cela l’éloignerait à jamais. Il cherche un prétexte pour rebrousser chemin quand Pauline – hors de portée – étend son bras et pousse la porte. 


Guillermo Ruiz Plaza, Ombres d'été, Éditions Édite-moi, 2015


No hay comentarios.: